"Les Dents de la mer" a 50 ans: l'histoire du premier blockbuster de requin... sans requin

Il y a cinquante ans jour pour jour, le vendredi 20 juin 1975, sortait sur les écrans américains Jaws - qui signifie "mâchoires"- et qui donnera comme titre en français Les Dents de la mer. Un film réalisé par un tout jeune Steven Spielberg qui raconte la traque d'un grand requin blanc dévoreur d'humains dans une petite station balnéaire de la côte est des États-Unis.
Ce qui ne devait être qu'un film de série B va connaître un succès immédiat et planétaire, au point de devenir culte. Et contrairement à ce qu'annonce l'affiche du film, illustrée d'un requin colossal, gueule ouverte, prêt à dévorer une nageuse, le squale - personnage principal du film - est quasi absent. Ce qui n'empêchera pas Les Dents de la mer de terroriser des générations entières de baigneurs et de baigneuses.

"Le film est d'autant plus fort que le requin est invisible", analyse pour BFMTV.com Olivier Bonnard, co-réalisateur avec Antoine Coursat du documentaire Les Dents de la mer, un succès monstre, diffusé sur Arte.
Le requin fait sa première victime dès les premières images du film. Mais pas une dent, pas un aileron n'apparaît à l'écran. "On n'entend que cette musique qui va représenter et incarner le requin", pointe le documentariste. Une musique devenue iconique signée John Williams: deux notes, mi et fa. Un motif qui se répète, s'accélère et fait la signature du film. Et du requin.
"Dès la scène d'ouverture, le spectateur va associer l'irruption de cette musique au requin", poursuit Olivier Bonnard. "La musique fonctionne de manière viscérale, c’est comme un signal d'alarme. Elle incarne cette menace invisible."
Lors de la deuxième attaque du squale: toujours pas l'ombre d'un requin dans l'eau. Le réalisateur ne donne à voir que la mare de sang laissée après qu'une baigneuse a été dévorée et les restes déchiquetés de son matelas pneumatique.
"Dans le registre de la peur, c'est bien plus efficace de montrer les dégâts du monstre que le monstre lui-même", salue le documentariste.
Lors de l'attaque suivante, c'est la force du monstre qui est montrée: un ponton de bois est arraché par cette bête puissante, mais toujours invisible. Le ponton est d'abord traîné dans l'océan puis il fait demi-tour, suggérant la menace du requin qui revient s'en prendre aux pêcheurs tombés dans l'eau. "C’est la démonstration éclatante que moins on en voit, plus on a peur", poursuit Olivier Bonnard.
"C'est le pouvoir de la suggestion et du hors-champ qui laisse libre cours à l'imagination. Aucune image, aussi réaliste qui soit, même en 3D, ne peut rivaliser avec les images mentales."
Il faut attendre une heure pour apercevoir un aileron, puis la silhouette sous l'eau du monstre qui tourne autour de sa prochaine proie. Vingt minutes plus tard, on découvre les dents acérées du requin, avec la célèbre réplique du chef de la police locale, incarné par Roy Scheider: "You're gonna need a bigger boat", ou en français "il va vous falloir un plus gros bateau".
"Les Dents de la mer, c'est un strip-tease hyper bien réussi", résume Olivier Bonnard.
"Spielberg fait apparaître le requin très graduellement. D'abord un bout d'aileron, puis un peu plus, jusqu'à le voir entièrement. C'est une leçon de cinéma."
Le film sera d'ailleurs à l'origine d'un nouveau genre cinématographique: la "sharksploitation", sous-genre du film d'exploitation avec des requins ou des attaques de requins. Dernier en date: Sous la Seine, qui met en scène une femelle requin mako menaçant les championnats du monde de triathlon dans la Seine, à Paris. Succès de l'été dernier sur Netflix et première production française à dépasser les 100 millions de vues.
Pourtant, à l'origine, le requin aurait dû être bien plus présent dans Les Dents de la mer. Mais quand Steven Spielberg démarre le tournage, ni le squale mécanique ni le scénario ne sont finis - le film et les dialogues s'écrivent d'ailleurs la veille pour le lendemain.
Et quand Bruce - le surnom donné au faux requin - est enfin prêt, c'est la catastrophe: il coule à pic et l'eau salée grille les circuits électroniques. Bruce pèse une tonne et demie et a été testé dans l'eau douce; or, le tournage a lieu en pleine mer pour plus de réalisme. Aucune des différentes maquettes de requin - conçues par le créateur de la pieuvre géante de Vingt Mille lieues sous les mers - qui mesuraient plus de huit mètres de long ne fera l'affaire.
Steven Spielberg doit donc tourner un film de requin sans requin, ou du moins sans le requin animé qui était prévu. Il change donc sa caméra d'épaule et filme en contre-plongée, épousant le point de vue du requin.
"On ne sait pas vraiment quelle est la part de légende et de vérité dans tout ça. Ce qui est certain, c'est que si le requin avait fonctionné, on l'aurait davantage vu. Mais si le film a aussi bien résisté à l'épreuve du temps, c'est aussi parce qu'on voit peu le requin."
Steven Spielberg le reconnaîtra lui-même dans le documentaire Music by John Williams: "Mon requin ne fonctionnait pas. Et je ne me doutais pas que John (Williams, le compositeur, NDLR) allait me donner un requin qui marchait grâce à la musique. Son requin musical était bien plus efficace que mon requin mécanique".
En quelques jours, les 12 millions de dollars de budget sont remboursés. L'année suivante, le film remporte trois Oscars (montage, musique et son). Un succès qui sera à l'origine d'une saga. Trois autres films - sans Steven Spielberg - suivront, mais aux succès commercial et critique mitigés.
Jaws restera le premier blockbuster de l'histoire du cinéma et ouvrira la voie aux franchises. Il lancera aussi la carrière de Steven Spielberg, jusqu'alors peu connu du grand public et lui permettra de marquer l'histoire du cinéma.
"Il n'y a pas beaucoup de films qui restent aussi fort cinquante ans après."
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